Transport aérien : que nous réserve 2024?

John Gradek, expert réputé en aviation, a consulté sa boule de cristal et nous révèle ce qu’il y a vu pour 2024.


À l’arrivée de chaque hiver, l’industrie aérienne canadienne tente de trouver le délicat équilibre entre l’offre et la demande pour que soient bien remplis les avions des transporteurs, sans avoir à brader les prix pour des sièges invendus. Maintenant que la saison hivernale 2023-2024 est bien entamée, la question qu’on peut se poser, c’est : « est-ce que les compagnies aériennes ont fait les bons choix? »

Les réseaux plus étendus de presque tous les transporteurs canadiens, ainsi que la croissance des nouveaux joueurs comme Canada Jetlines et la compagnie à bas tarifs Lynx, offrent aux voyageurs un choix plus qu’abondant pour les destinations soleil les plus prisées, cet hiver.

La bonne nouvelle, c’est que la forte demande pour les voyages post-pandémie continue de stimuler les réservations. La moins bonne, c’est que le temps hivernal jusqu’ici très clément (du moins jusqu’à aujourd’hui, au Québec) dans une grande partie du Canada signifie aussi que les compagnies aériennes et les voyagistes n’ont pu compter sur la hausse habituelle des réservations provoquée par les conditions hivernales, car de nombreuses régions du Canada commencent tout juste à connaître des tempêtes de neige, des températures froides ou des cocktails météo.

Nous avons demandé à l’expert de l’industrie aérienne John Gradek, professeur à l’Université McGill, qu’elles étaient ses prévisions pour cet hiver, et après avoir bien astiqué et scruté sa boule de cristal, il nous a répondu ce qui suit.

 

Une surabondance de vols

« La croissance continue de la capacité des transporteurs canadiens à ultra bas tarifs, tant sur les marchés canadiens que sur les destinations soleil, a maintenu les prix des billets à l’un de leurs plus bas niveaux depuis des années, estime l’expert. En réponse à l’arrivée de ces nouveaux joueurs, les opérateurs traditionnels sur les destinations soleil que sont Sunwing, Transat et Air Canada ont renforcé leur capacité, d’où ma prévision d’une surcapacité significative pour cette saison hivernale », estime John Gradek.

Selon l’expert, cette offre excédentaire touche principalement les segments aériens sur les destinations soleil en raison du manque d’offre de forfaits terrestres. Pour lui, l’augmentation de la flotte E195-E2 de Porter Airlines a aussi donné à ce transporteur une présence significative sur les marchés nord-américains traditionnels et sur les marchés comme le Mexique, la Floride et la Jamaïque, qui sortent tous gagnants d’une telle augmentation de capacité. Mais le marché canadien peut-il soutenir une telle offre?

 

Encore plus de Canadiens dans le sud

Selon le professeur Gradek, les bas prix des transporteurs aériens et des voyagistes attireront encore plus de vacanciers canadiens, cet hiver, puisque ceux-ci n’ont généralement pas besoin d’incitatifs pour échapper à l’hiver et s’envoler pour des destinations soleil, même s’ils sont aux prises avec des préoccupations financières.

« Si l’on considère la potentielle pression à la baisse sur les tarifs de tous ces transporteurs qui tentent de remplir leurs sièges par des tarifs hypercompétitifs, les Canadiens réagiront bien, comme ils l’ont toujours fait, croit John Gradek. Cependant, le revenu disponible et la réalité économique pourraient les rattraper et tempérer quelque peu cette demande stimulée par les prix ».

Puisque les compagnies aériennes ne peuvent supporter longtemps de faibles rendements, John Gradek ne serait pas surpris d’assister à une consolidation ou à la cessation des activités d’une ou deux compagnies aériennes canadiennes, au cours de l’année – un point de vue que partage le PDG de Porter, Michael Deluce.

 

Que surveiller en 2024?

« Je réponds toujours à ce type de question avec de nombreuses réserves et clauses de non-responsabilité, mais 2024 semble être une année où les plans de croissance déjà annoncés par des transporteurs comme Porter et des compagnies aériennes à très bas tarifs montrent déjà des signes d’optimisme excessif », estime John Gradek.

Ainsi, la taille des flottes projetées par Flair et Lynx a déjà été réduite, tandis que Canada Jetlines continue de chercher sa niche principale, ajoute le professeur. « Porter semble demeurer assez agressif avec le déploiement de sa flotte ainsi que ses carnets de commandes bien remplis, et il est, à mon avis, le transporteur dont la stratégie de survie est bien équilibrée ».

« Les récents accords de Porter avec Transat et Alaska Airlines, poursuit-il, semblent démontrer sa compréhension de la nécessité d’un déploiement sur les marchés nord-atlantiques, les destinations soleil et les marchés transfrontaliers nord-américains. En 2024, Porter sera le transporteur à surveiller financièrement et opérationnellement, avec des besoins significatifs en liquidités et en ressources humaines pour intégrer les nouveaux avions prévus dans son plan ».

 

La protection des passagers en vedette

Dans un autre registre, John Gradek considère que la nouvelle mouture du Règlement sur la protection des passagers aériens (RPPA) et le processus de règlement des différends qui y est associé continueront de faire la une des médias en 2024.

« Les modifications proposées par les ministres des Transports en 2023 entreront en vigueur en 2024, rappelle le professeur. Dans les mois à venir, les transporteurs insisteront sur le fait qu’il ne sert à rien de les pénaliser pour des actions qui ont été causées par plusieurs composantes de l’industrie. En Europe, nous constatons d’ailleurs un recul de la part de l’Union européenne sur leurs dispositions sur la protection des passagers aériens, et ces modifications seront très probablement débattues au Canada tout au long de l’année ».

 

Autres points à surveiller

Selon John Gradek, d’autres dossiers chauds devraient faire les manchettes en 2024.

  • L’intervalle de 10 ans entre les révisions de la Loi sur les transports au Canada et de ses lois connexes sera très probablement lancé, estime le professeur. « Le rapport d’examen de la Loi sur les transports [rapport Emerson de 2016] a réaffirmé les politiques du gouvernement canadien en matière d’infrastructures et d’exploitation », dit John Gradek.

« Cependant, la pandémie a mis en lumière un certain nombre de pratiques qui doivent être revues, certaines plus rapidement que d’autres, dit-il. Mes préoccupations portent sur la gouvernance des aéroports canadiens et sur la nécessité d’investir dans la remise à neuf et dans les technologies afin de maintenir notre position de leader mondial de l’aviation ».

« Mais je crois aussi en la nécessité de revoir le rôle de Transports Canada en tant que régulateur et administrateur de l’aviation commerciale. Il est peut-être temps de délimiter formellement les pouvoirs de l’autorité gouvernementale afin de garantir l’impartialité et la prise de décision économique ».

  • Le débat sur le caractère polluant de l’aviation s’intensifiera en 2024, avec une pression plus forte pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à une échelle beaucoup plus rapide que l’objectif « émissions net-zéro d’ici 2050 » présentement en vigueur auprès de l’industrie, croit John Gradek.

« L’accent sera davantage mis sur le zéro émission plutôt que sur les émissions net-zéro, dit-il. Les SAF [carburants d’aviation durable] seront scrutés à la loupe alors que le débat sur les contraintes alimentaires induites par les changements climatiques empêchera l’utilisation des terres agricoles pour produire du carburant. En outre, l’hydrogène devrait devenir courant en tant que carburant d’aviation au milieu des années 2030 ». 

  • La ruée vers le « sans contact » et l’intégration de la tarification dynamique des billets d’avion vont galvaniser les défenseurs de la protection des consommateurs. « Ceux-ci exigeront des précautions similaires à celles que nous connaissons avec les applications d’intelligence artificielle, avance l’expert. La sécurité des données personnelles et l’étendue de leur collecte par l’industrie aérienne seront également sous surveillance ».
  • Enfin, les programmes de fidélisation seront contestés par les nouveaux joueurs du transport aérien, qui les considèrent comme une source de concurrence déloyale, croit John Gradek. « Les régulateurs seront appelés à examiner ces programmes comme des outils restreignant une saine concurrence, dit-il. C’est un débat à long terme, mais on ne sait jamais quand il pourrait être soulevé… »