3 septembre 2021 – Il y a dix ans à peine, le Machu Picchu avait plutôt des airs de Far West, du moins du point de vue d’un voyagiste.
À l’époque, il y avait peu de règles sur le nombre de touristes autorisés à entrer dans cette cité inca chargée d’histoire. Les tour-opérateurs pouvaient alors y faire entrer un maximum de clients. Bien sûr, nous savons maintenant que ce monument du 15e siècle n’était pas en mesure de supporter des foules aussi massives, c’est pourquoi le gouvernement péruvien a imposé de nouvelles restrictions en 2017 qui ont réduit drastiquement le nombre de visiteurs quotidiens.
Bruce Poon Tip, fondateur de G Adventures, de loin le plus grand tour-opérateur du chemin de l’Inca au Machu Picchu, a été un des premiers à soutenir ces nouvelles règles, même si elles signifiaient moins de profits et plus de difficultés.
« Nous-mêmes faisions venir des centaines de visiteurs par jour. Aujourd’hui, seulement 500 personnes par jour sont autorisées à visiter le monument », explique-t-il à notre rédaction dans une entrevue exclusive. « Et même s’il est maintenant bien plus difficile d’organiser des circuits sur le chemin de l’Inca – il faut réserver en décembre pour obtenir un permis en août et nous avons des gens qui font la queue pour obtenir des permis tous les jours – je soutiens à 100% ce changement. C’est la meilleur solution ».
Depuis lors, Bruce Poon Tip s’est fait connaître dans l’industrie du voyage comme leader, innovateur et défenseur du tourisme durable et responsable. À travers ses différentes entreprises, dont G Adventures et Planeterra, il a su exploiter le pouvoir du voyage pour avoir un impact positif sur les communautés locales du monde entier. Plus récemment, en 2020, les deux entités ont mené à bien le « Project 100 », qui visait à mettre en place 100 projets de tourisme communautaire en cinq ans seulement.
Animé par cette passion pour l’amélioration du monde par le voyage, il n’est pas surprenant que Bruce Poon Tip soutienne pleinement les nouvelles conditions d’entrée à Venise, qui ont été annoncées la semaine dernière. Comme le Machu Picchu il y a dix ans, Venise risque d’être sérieusement envahie par les touristes, dont le nombre a atteint 25 millions en 2019. En juin de cette année, l’UNESCO a pris la rare mesure de recommander que la ville soit placée sur sa liste des sites du patrimoine mondial en péril, une mesure drastique qui a été évitée avec succès suite à l’interdiction des bateaux de croisière à Venise, discutée depuis longtemps par l’Italie, qui est entrée en vigueur le 1er août.
Aujourd’hui, moins d’un mois plus tard, Venise redouble d’efforts pour enrayer la surfréquentation touristique en instaurant un nouveau système de tarification qui obligerait les visiteurs à débourser entre 3 et 10 euros. Il est également prévu de mettre en place un système de réservation à l’avance pour contrôler la capacité journalière, des tourniquets électroniques permettant de gérer et de privilégier les réservations. Les systèmes de tarification et de réservation pourraient être mis en place d’ici l’été 2022.
Dans cette entrevue exclusive, nous avons demandé à Bruce Poon Tip ce qu’il pense des changements à Venise et ce qu’ils signifient pour les voyageurs et les habitants dans les années à venir.
Les taxes de séjour existent depuis un certain temps déjà, dans des destinations comme le Bhoutan, le Japon et la Nouvelle-Zélande. Pourquoi le droit d’entrée à Venise est-il différent ?
« Parce qu’il s’agit essentiellement de mettre des murs autour d’une ville. Il s’agit en fait de la transformation d’une ville en “parc d’attraction”, les règles deviennent alors très différentes. Je pense que lorsqu’il y a une taxe de séjour, elle s’applique à tous ceux qui visitent le pays et il s’agit davantage d’un prélèvement d’argent. Les gouvernements ont recours à ce genre de mesures, qu’il s’agisse de taxes de séjour ou de taxes d’atterrissage pour les compagnies aériennes. Mais ce qu’il se passe Venise est intéressant car les autorités tentent de dissuader les gens de venir et je pense que personne n’avait encore vu un cas pareil auparavant. »
« Si vous avez déjà été à Venise, vous aurez remarqué qu’il y a constamment des manifestations contre les touristes, ce qui crée une véritable tension avec le tourisme. Je pense que le gouvernement essaie également de créer un accord avec la population locale pour améliorer leur qualité de vie. »
Êtes-vous surpris que le droit d’entrée proposé par Venise soit si peu élevé, à partir de 3 euros seulement ?
« Ce n’est qu’un début cependant. Lorsque nous avons accepté les autorisation d’entrée pour le Chemin de l’Inca, c’était la même chose. Dès qu’ils auront mis en place le système, qu’ils se seront organisés et qu’ils auront pris conscience de sa valeur, les droits d’entrée grimperont en flèche, immédiatement. Au début, le coût consiste simplement à investir dans l’infrastructure et à faire en sorte que les gens l’acceptent. Une fois que cela devient une question d’offre et de demande, les gens paieront 50 ou 100 dollars. En tant que destination, ils devraient être en mesure de contrôler cela et les gens peuvent alors décider s’ils veulent venir ou non. C’est un marché ouvert. »
Pensez-vous qu’il y aura des réactions négatives de la part des touristes qui ne veulent pas payer le droit d’entrée ?
« Si c’est le cas, ce sera un problème à court terme. Nous nous adaptons tous très vite. C’est pourquoi le tarif est si bas, car les gens ne le remarqueront même pas la première année. Mais à l’avenir, avant de réserver, vous saurez que ce sont les conditions pour visiter Venise. »
Avec le risque de transformer Venise en “parc d’attractions”, pensez-vous que la ville aurait pu adopter une approche différente pour limiter le tourisme ?
« Venise est un cas extrême car il y a le gros problème de dégradation de la ville. La préservation historique et culturelle est une question importante là-bas, et c’est l’un des principaux moteurs de ces décisions. En ce moment, la situation est critique à Venise. On voit des bateaux de croisière avec des milliers de passagers qui débarquent et tout le monde accepte ça parce que les touristes dépensent de l’argent quand ils viennent. Mais personne ne se préoccupe de l’entretien de la ville et de ses rues. Tous ces voyages organisés créent un impact. »
« Personnellement, je suis tout à fait favorable aux nouvelles règles. Je crois vraiment que nous devons protéger les endroits les plus précieux et les plus préservés de notre monde. »
Pensez-vous qu’en créant une atmosphère comparable à Disney, Venise perdra son authenticité ?
« Cela contribuera absolument à la préserver – à 100%. Cependant, l’authenticité est un mot dangereux, je dirai donc que cela permettra de préserver son patrimoine culturel. Une partie du patrimoine culturel de Venise est constituée par les gens qui y vivent – ils font partie de l’attraction. Les gens veulent aller à Venise pour voir les gens qui y vivent, mais si les gens trébuchent constamment sur des milliers de touristes, on ne remarque même pas leur présence ».
En tant que voyagiste, vous voulez être rentable et promouvoir le tourisme à grande échelle, mais comment faire tout en étant sensible aux préoccupations environnementales, comme celles de Venise ?
« Vous devez soutenir les communautés et la culture sur le long terme. Rien n’est plus important pour nous, voyagistes, que la santé et le bien-être à long terme des communautés et des destinations. Il y a tant de gens dans de nombreux endroits, y compris à Venise, qui sont vulnérables à toute activité commerciale, ce qui nuit à l’expérience globale de Venise. »
« Le tourisme ne peut pas être illimité et le problème que nous avons dans l’industrie du tourisme est que nous sommes constamment en train de pousser à la croissance. Mais nous avons une quantité limitée d’actifs et de ressources. Ces entreprises ne peuvent pas continuer à pousser la croissance, qu’elles essaient de fournir des chiffres aux actionnaires ou de construire des stations et des capacités sans fin. En fin de compte, ce n’est pas bon pour le client non plus, car cela banalise l’expérience. »
Avec tout ce qui est fait par les destinations pour freiner le tourisme de masse, qu’il s’agisse de la mise en place de permis, de droits d’entrée ou d’horaires d’entrée, on peut dire que ces mesures préventives sont en fait contre-productives dans la mesure où elles augmentent la demande et créent une frénésie de réservation. Êtes-vous d’accord ?
« C’est effectivement le cas, et cela rend l’entrée plus chère pour les gens, ce qui devrait être le cas. Cela ne devrait pas être gratuit. À l’avenir, les gens connaîtront le coût d’entrée à Venise s’ils veulent y aller, et les gens évolueront – nous évoluons pour accepter. Si vous regardez le Machu Picchu, ça ne devrait pas être gratuit pour tous. Ces permis augmentent sans cesse et coûtent plus cher, mais les personnes qui veulent y aller réserveront en décembre, paieront le prix fort et feront en sorte de vivre cette expérience. En tant que tour-opérateurs, nous nous adaptons pour créer une base de clients qui sont prêts à vivre cette expérience et payer une prime pour cela. »
« Je ne pense pas qu’il y aura une demande refoulée pour Venise qui créera un quelconque chaos. En fin de compte, nous évoluons, nous changeons et nous protégeons les lieux en même temps. »
Pensez-vous que Venise va donner le coup d’envoi d’une nouvelle tendance parmi d’autres destinations exposées au risque de tourisme de masse ?
« Il est important de se rappeler que ce n’est pas nouveau. La régulation des chiffres et du tourisme dans les destinations existe depuis longtemps, qu’il s’agisse du Machu Picchu, des îles Galápagos ou de l’Antarctique. Je pense que les taxes et les redevances touristiques destinées à préserver ces lieux uniques sont une solution d’avenir. »
« Il est également important de se rappeler que la définition de tourisme de masse diffère dans les petites communautés comme la Mongolie et le Tibet. Le tourisme de masse y est défini très différemment, mais il présente le mêmes enjeux et a le même impact sur les communautés locales. Le tourisme de masse ne se compte pas toujours en millions de personnes comme à Venise, qui est devenue l’exemple type. Parce que nous avons construit de grandes zones touristiques, tout naturellement les gens se tournent maintenant vers des sites plus éloignés. Ces endroits devraient également être considérés comme des lieux touchés par le tourisme de masse. »
Enfin, pensez-vous que le droit d’entrée sera efficace ? Va-t-il « sauver » Venise ?
« Je pense qu’il va fonctionner pour Venise, cela ne fait aucun doute parce que les gens aiment Venise. Il est temps que Venise prenne en main son propre destin au lieu de laisser les gens décider pour elle. Cela fait tellement d’années qu’elle est hors de contrôle, nous entendons depuis si longtemps que les habitants détestent les touristes et qu’ils quittent la ville chaque été parce qu’elle est envahie. Si c’est bien fait, tout le monde peut avoir ce qu’il veut. Je pense toujours que de nombreux touristes peuvent visiter Venise, mais il faut que ce soit réglementé. »
Source : Cindy Sosroutomo pour le groupe Travelweek/Profession Voyages