Longue file d'attente au monastère des Hiéronymites, à Lisbonne - Crédit : Gary Lawrence

Trop de monde, pas assez de gestion : le surtourisme en 2024

Alors qu’on croyait que la pandémie calmerait les ardeurs du surtourisme, qui était galopant avant 2020, le phénomène est bel et bien de retour avec ses fâcheuses conséquences.


La sonnette de la maison de Martinho de Almada Pimentel est difficile à trouver, et il en est bien heureux. Une fois tirée, la longue corde qui fait sonner une cloche sur le toit permet à l’occupant de savoir que quelqu’un est à l’extérieur de son manoir, construit en 1914 à flanc de montagne par son arrière-grand-père, comme un monument d’intimité.

Mais en cet autre été fort achalandé au Portugal, Martinho de Almada Pimentel n’a pas toujours droit à de la quiétude.

Les voyageurs coincés dans les bouchons, à l’arrêt devant les murs ensoleillés de la Casa do Cipreste, aperçoivent parfois la cloche et tirent sur la corde « parce que c’est drôle », dit-il. Avec les fenêtres ouvertes, l’occupant peut aussi sentir les gaz d’échappement des voitures et entendre les mototaxis qui circulent en contrebas. Il peut aussi ressentir la frustration des 5 000 visiteurs par jour obligés de faire la queue autour de sa maison pour monter les routes en lacets vers le Palais de Pena, l’ancien refuge du roi Ferdinand II.

« Je suis plus isolé que pendant le COVID, dit Martinho de Almada Pimentel, d’une voix douce, lors d’une entrevue sur sa véranda. Maintenant, j’essaie de (ne pas) sortir. Ce que je ressens, c’est de la colère. »

Cette histoire est un exemple parmi d’autres de ce que signifie vivre au coeur d’une région fort visitée, en 2024, première année où le tourisme mondial devrait battre des records depuis que la pandémie a mis à l’arrêt une grande partie de la vie sur Terre.

Les voyages augmentent plutôt que de se stabiliser, poussés par l’envie folle de voyager, tandis que les campagnes pour les nomades numériques et les soi-disant visas dorés pullulent, des phénomènes accusés d’être en partie responsables de la flambée des prix de l’immobilier.

Des conséquences répandues

Quiconque fait attention à cet « été de surtourisme » est familier avec les conséquences croissantes de ce phénomène, à travers le monde : embouteillages, travailleurs de l’hôtellerie vivant dans des tentes et… manifestations anti-tourisme destinées à faire honte aux visiteurs, qu’on va jusqu’à arroser au pistolet à eau alors qu’ils dînent en terrasse, comme à Barcelone en juillet dernier.

Les manifestations sont un exemple de la manière que les résidents locaux utilisent pour adresser un ultimatum à ceux qui gèrent les destinations : gérez mieux ce problème ou alors nous éloignerons les touristes, qui sont la cause de la hausse des prix de l’immobilier, de la circulation dense et des pénuries d’eau potable.

« Des pleurnicheries » diront certains, pour des gens comme Martinho de Almada Pimentel, qui sont assez riches pour vivre dans des endroits qui valent la peine d’être visités. Mais c’est là bien plus qu’un problème de riches.

« Ne pas pouvoir obtenir une ambulance ou ne pas pouvoir faire mes courses, est-ce un problème de riche? », rétorque Matthew Bedell, un autre résident de Sintra, qui n’a pas accès à une pharmacie ou à un magasin d’alimentation dans le centre de son district classé au patrimoine de l’UNESCO.

Qu’est-ce que le surtourisme?

On pourrait résumer le tout par ceci : trop de touristes au même endroit, au même moment. Mais le terme désigne aussi le point de bascule à partir duquel les visiteurs et leur argent cessent de profiter aux résidents locaux et commencent à causer des dommages en dégradant les sites historiques, en saturant les infrastructures et en rendant la vie nettement plus difficile pour ceux qui y habitent.

C’est aussi un mot-clic qui donne un nom aux manifestations et à l’hostilité qu’on a vues tout l’été. Mais si on creuse un peu plus, on trouve bientôt des problèmes plus complexes pour les résidents locaux et leurs dirigeants. Le plus universel? Les prix de l’immobilier poussés à la hausse par les locations à court terme comme Airbnb.

Certaines destinations encouragent un « tourisme de qualité », qui implique généralement une plus grande considération des visiteurs envers les résidents et moins de comportements déplacés, de l’ivresse extrême aux égoportraits perturbateurs et autres choix discutables.

Un phénomène qui est aussi social

Le surtourisme est sans doute aussi un phénomène social, selon une analyse menée pour l’Organisation mondiale du commerce par Joseph Martin Cheer, de l’Université Western Sydney, et par Marina Novelli, de l’Université de Nottingham. En Chine et en Inde par exemple, les lieux bondés sont plus socialement acceptés. « Cela suggère que les attentes culturelles en matière d’espace personnel et d’exclusivité diffèrent », précisent les auteurs.

L’été 2023 a été marqué par le chaos du voyage lui-même — les aéroports et les compagnies aériennes débordés, l’obtention des passeports devenant un cauchemar pour les voyageurs des États-Unis. Pourtant, à la fin de l’année, les signes annonciateurs de l’accélération de voyages post-COVID se sont multipliés.

En janvier, l’agence de tourisme des Nations Unies a ainsi prédit que le tourisme mondial dépasserait les records établis en 2019 de 2 %, cette année. Fin mars, elle a aussi rapporté que plus de 285 millions de touristes avaient voyagé à l’international, soit environ 20 % de plus que le premier trimestre 2023. L’Europe restait la destination la plus visitée. De son côté, le WTTC prévoyait, dès avril, que 142 des 185 pays qu’il a analysés établiraient des records en matière de tourisme, générant 11,1 trillions de dollars au niveau mondial et représentant 330 millions d’emplois.

Des problèmes à profusion

En dehors de l’argent, il y a souvent eu de l’eau dans le gaz, depuis le début de cette année, notamment en Espagne qui a eu à en découdre avec des problèmes de gestion de l’eau jusqu’à la flambée des prix de l’immobilier en passant par les embêtements liés aux touristes ivres.

Dès le mois de mars, des manifestations ont éclaté dans tout le pays, lorsque des graffitis à Malaga ont exhorté les touristes à « rentrer chez eux ». Des milliers de manifestants ont protesté dans les îles Canaries contre les visiteurs et les nouvelles constructions qui pompaient les réserves d’eau et faisaient grimper les prix de l’immobilier.

Au Japon, où les arrivées de touristes, alimentées par le yen faible, devraient atteindre un nouveau record en 2024, Kyoto a interdit certains quartiers aux visiteurs, et le gouvernement a fixé des limites au nombre de personnes escaladant le Mont Fuji.

À Fujikawaguchiko, une ville qui offre certaines des meilleures vues sur le cône parfait de la montagne, les dirigeants ont même érigé un grand écran noir dans un parking (retiré depuis) pour dissuader les touristes de surcharger le site. Les touristes auraient riposté en découpant des trous dans l’écran à hauteur des yeux.

Mises en garde de l’UNESCO

Pendant ce temps, l’UNESCO a mis les touristes en garde contre les dommages potentiels du surtourisme envers les zones protégées. Et la « No List 2024 » des guides Fodor’s a incité bien des gens à reconsidérer la visite de points chauds, y compris des sites en Grèce et au Vietnam, ainsi que des zones ayant des problèmes de gestion de l’eau en Californie, en Inde et en Thaïlande.

Dans certains lieux encore peu fréquentés, on a même cherché à capitaliser sur les initiatives « d’antitourisme », en lançant par exemple la campagne « Stay Away » d’Amsterdam qui ciblait les jeunes fêtards.

Mais d’autre destinations cherchent plutôt à attirer les touristes en quête de lieux moins fréquentés. La campagne « Welcome to MonGOlia », par exemple, a ainsi permis d’accueillir 25 % plus de touristes étrangers au cours des sept premiers mois de 2024, par rapport à l’année dernière.

« Surtourisme », un terme galvaudé?

Selon certains observateurs, le tourisme est en train d’augmenter et de se déplacer si rapidement que certains experts disent que le terme de « surtourisme » est dépassé.

Michael O’Regan, maître de conférences sur le tourisme et les événements à l’université calédonienne de Glasgow, affirme ainsi que le surtourisme est devenu un mot à la mode qui ne reflète pas le fait que l’expérience dépend en grande partie du succès ou de l’échec de la gestion des foules. Il est vrai que de nombreuses manifestations ne sont pas dirigées contre les touristes eux-mêmes, mais contre les dirigeants qui les reçoivent en trop grand nombre au détriment des résidents locaux.

« Il y a eu un retour de balancier contre les modèles économiques sur lesquels le tourisme moderne a été construit et le manque de réponse des politiciens », explique l’expert. Le tourisme « est revenu plus vite que prévu », admet-il, mais les touristes ne sont pas le problème. « Il y a une lutte mondiale pour les touristes. Nous ne pouvons pas l’ignorer. … Alors, que se passe-t-il quand on reçoit trop de touristes? Les destinations doivent faire plus de recherches », estime-t-il.

Visiteurs vs. visités 

Virpi Makela peut décrire exactement ce qui se passe dans son coin de Sintra.

Les invités qui cherchent la Casa do Valle, son B&B situé sur une colline près du centre du village, l’appellent souvent, paniqués, car ils ne parviennent pas à trouver sa propriété au milieu des règles de circulation « désorganisées » de Sintra.

« Il y a un pilier au milieu de la route qui monte et descend, et vous ne pouvez pas avancer car vous abîmeriez votre voiture, leur répond-elle. Donc, il faut d’une manière ou d’une autre redescendre, mais vous ne pouvez pas faire demi-tour, donc vous devez reculer sur la route. »

« Puis, les résidents deviennent tellement frustrés qu’ils viennent bloquer notre route, où se trouve également un panneau indiquant « véhicules autorisés uniquement », explique-t-elle.

Des solutions apportées par endroits

Personne ne conteste l’idée que le boum touristique au Portugal nécessite une meilleure gestion. Pour y répondre, Lisbonne a récemment annoncé des plans pour réduire de moitié le nombre de mototaxis autorisés à transporter des touristes dans la ville et a construit plus de places de stationnement pour eux après que les résidents se soient plaints qu’ils bloquaient la circulation.

À 40 minutes en train vers l’ouest, la municipalité de Sintra a investi dans l’aménagement de stationnements en dehors de la ville et dans la construction de logements pour jeunes à des prix plus bas près du centre, a indiqué le bureau du maire.

Plus de 3 millions de personnes visitent chaque année les montagnes et châteaux de Sintra, l’une des régions les plus riches du Portugal pour son microclimat frais et ses paysages. La mairie de Sintra a également déclaré que moins de billets sont désormais vendus pour les sites historiques. Par exemple, les responsables du Palais de Pena ont commencé cette année à libérer moins de la moitié des 12 000 billets par jour qui étaient vendus auparavant.

Mais ce n’est toujours pas suffisant, disent les résidents, qui se sont organisés en QSintra, une association qui défie la mairie de « mettre les résidents en premier », en commençant par une meilleure communication. Ils veulent également connaître le plan du gouvernement pour la gestion des visiteurs d’un nouvel hôtel en construction, lequel est destiné à augmenter le nombre de nuitées, et demandent plus de restrictions sur le nombre de voitures et de visiteurs autorisés.

« Nous ne sommes pas contre les touristes, lit-on dans le manifeste du groupe. Nous sommes contre le royaume infernal que les dirigeants locaux ont créé et qu’ils sont incapables d’éradiquer. »