THE CANADIAN PRESS/Nathan Denette

Une intervention fédérale préoccupante dans une grève d’Air Canada?

Des experts en relations de travail estiment que si Ottawa intervient dans ce conflit, les droits de négociation collective s’effriteront lors de futures discussions.


Dans le cadre du conflit en cours avec ses agents de bord, Air Canada a demandé un arbitrage imposé par le gouvernement en vertu de l’article 107 du Code canadien du travail, mais Ottawa n’a pas indiqué s’il interviendrait.

Cette demande survient alors qu’environ 10 000 agents de bord d’Air Canada et d’Air Canada Rouge sont prêts à déclencher la grève samedi à 00 h 01 du matin, la société prévoyant également de les mettre en lock-out si aucun accord de dernière minute n’est conclu.

La ministre fédérale de l’Emploi, Patty Hajdu, a indiqué avoir demandé au syndicat de répondre à la requête de l’entreprise de renvoyer le dossier à l’arbitrage. Le syndicat a dit qu’il le ferait d’ici vendredi midi (HE). Elle a aussi exhorté les deux parties à revenir à la table des négociations.

« Les ententes conclues à la table de négociation sont les meilleures », a déclaré Mme Hajdu dans un communiqué. « Aux parties : je vous exhorte fortement à parvenir à un accord — ne perdez pas ce temps précieux. Les Canadiens comptent sur vous. »

 

Une première pour le gouvernement Carney

Larry Savage, professeur en relations de travail à l’Université Brock, estime qu’Air Canada utilise son avis de lockout « comme point de pression sur le premier ministre », alors que le gouvernement libéral dirigé par Mark Carney fait face à son premier arrêt de travail majeur touchant des employés sous réglementation fédérale.

Sous l’ex-premier ministre Justin Trudeau, Ottawa avait été appelé l’an dernier à intervenir par arbitrage obligatoire dans une grève potentielle des pilotes d’Air Canada. Cependant, M. Trudeau avait précisé que le gouvernement n’interviendrait que s’il devenait évident qu’un accord négocié était impossible. Finalement, la compagnie et le syndicat représentant ses pilotes avaient trouvé un terrain d’entente par eux-mêmes. Le gouvernement avait toutefois agi différemment dans d’autres dossiers récents.

 

Des précédents d’arbitrage obligatoire

En août 2024, le Canadien National (CN) et le Canadien Pacifique Kansas City (CPKC) avaient lockouté plus de 9 000 travailleurs avant que le ministre du Travail de l’époque, Steve MacKinnon, n’intervienne. Ce dernier avait ordonné au Conseil canadien des relations industrielles de recourir à l’arbitrage obligatoire en vertu de l’article 107 du Code du travail.

Cette disposition donne au ministre le pouvoir de prendre des mesures qui « favorisent le règlement des différends industriels », y compris en renvoyant l’affaire au conseil.

En 2023, lors de la grève dans les ports de Colombie-Britannique, le ministre fédéral du Travail de l’époque, Seamus O’Regan, avait également utilisé ce mécanisme pour diriger le conseil à imposer un arbitrage obligatoire si un règlement négocié s’avérait impossible.

« La direction d’Air Canada s’inspire clairement des employeurs des ports et des chemins de fer », a indiqué M. Savage.

 

Une tradition d’intervention

S’il reconnaît qu’il existe « une longue tradition » au Canada d’intervention gouvernementale dans les conflits de travail, M. Savage juge « préoccupante » la dépendance croissante à l’article 107, car il permet au ministre d’agir sans débat parlementaire, contrairement à l’adoption d’une loi de retour au travail.

« Cela montre aussi à quel point les droits de négociation collective peuvent être facilement piétinés », a-t-il ajouté. « Lorsque le gouvernement intervient uniquement à la demande des employeurs, cela mine tout notre système de relations de travail. »

 

Négocier, c’est mieux

Jeudi, une responsable d’Air Canada a déclaré que la compagnie partageait l’avis selon lequel la résolution du conflit par la négociation serait l’issue idéale. Arielle Meloul-Wechsler, vice-présidente directrice et chef des ressources humaines d’Air Canada, a également souligné que l’entreprise avait offert au syndicat l’option d’un arbitrage volontaire, refusée plus tôt cette semaine.

Un arbitrage obligatoire aurait suspendu le droit de grève du syndicat, ainsi que le droit d’Air Canada de procéder à un lockout. Le SCFP a indiqué préférer négocier une entente qui pourrait ensuite être soumise au vote de ses membres.

« Nous sommes toujours disponibles pour négocier, indique Mme Meloul-Wechsler. Nous sommes toujours disponibles pour un arbitrage consensuel. Si cela ne se concrétise pas, nous devons envisager les perturbations graves qui pourraient en découler… Nous avons demandé au gouvernement d’envisager une intervention si nous en arrivons là. Mais nous faisons tout notre possible pour éviter cette situation. »

 

Le syndicat réplique

Le syndicat soutient toutefois qu’Air Canada est absent des négociations depuis la remise de son avis de lockout. La composante Air Canada du Syndicat canadien de la fonction publique affirme ne pas avoir reçu de réponse à sa dernière contre-offre déposée mardi.

« La compagnie aérienne compte sur ce gouvernement, le gouvernement libéral, la ministre Hajdu pour venir à la rescousse, dit Mark Hancock, président national du SCFP. Autrement dit, pour venir écraser la grève avant qu’elle ne se produise. Je suis ici pour envoyer un message clair… nous n’allons pas permettre cela, nous aurons une convention collective lorsque nos membres d’Air Canada décideront que nous avons une entente qui fonctionne pour eux. »

 

« L’effet pernicieux » des interventions fédérales

Barry Eidlin, professeur agrégé de sociologie à l’Université McGill, a dit être déçu de voir les discussions dans l’impasse. Il a qualifié l’approche d’Air Canada de « résultat prévisible de l’effet pernicieux des interventions fédérales répétées dans les conflits de travail ».

« L’objectif de l’avis de grève de 72 heures est de créer une dernière occasion de parvenir à un accord à la table de négociation, a-t-il expliqué. Ce qui se passe maintenant, avec l’utilisation répétée par le gouvernement de l’article 107 du Code du travail… c’est que les employeurs ne ressentent plus cette pression, car ils se disent qu’ils peuvent simplement laisser la grève se produire et attendre que le gouvernement intervienne pour imposer un arbitrage obligatoire. »

Eidlin a ajouté que la position des travailleurs à la table de négociation serait grandement renforcée si le gouvernement Carney refusait d’intervenir. « Si le gouvernement signalait clairement qu’il ne va pas intervenir, cela forcerait vraiment la main de l’entreprise, a-t-il affirmé. Je pense qu’on verrait alors un accord, car la pression économique serait énorme. »